”Un être complexe, singulier, humain, excessivement humain”
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”En mémoire du mariole atrabilaire”
Pour qui aime Cioran ou souhaite le découvrir, se frotter à ses élucubrations fulgurantes, ce spicilège d’une étoffe résistante tombe à point nommé. Fruit de diverses études menées par des connaisseurs de l’œuvre du funambule de l’abîme, il explore l’archipel cioranien et en valorise toutes les richesses. Le thème de la solitude en est le pivot : « Véritable aiguillon existentiel et nœud gordien de son œuvre, la solitude est à la fois, chez Cioran, ressort littéraire et invitation au mutisme » (Aurélien Demars).
Cioran (1911-1995), roumain, fils de pope, s’exila en France en 1937 et en adopta la langue, non sans difficultés. Il passa sa vie à retranscrire ses sensations et à ciseler ses pensées, à sculpter la déliquescence et à fomenter des paradoxes. Sa dilection méditative et scripturale fut à la mesure de son oisiveté (il ne travailla qu’un an, en tant que professeur). Arpentant les cimes du désespoir, parcourant le livre des leurres, fignolant les syllogismes de l’amertume, goûtant l’inconvénient d’être né ainsi que la tentation d’exister, subissant l’écartèlement, expérimentant la chute dans le temps et les ébauches de vertige, se pliant aux exercices d’admiration, entre autres, Cioran sut incarner mieux que quiconque la fusion du moi et du mot, la sécrétion d’un intime universel : « L’obsession de l’ailleurs c’est l’impossibilité de l’instant ; et cette impossibilité est la nostalgie même » (Cioran).
À l’instar d’Albert Cossery, le Diogène de la rue de l’Odéon vécut dans l’austérité, à l’écart de la comédie et du brouhaha modernes, dans le mépris de la grégarité : « En arriver à ne plus apprécier que le silence, c’est réaliser l’expression essentielle du fait de vivre en marge de la vie. Chez les grands solitaires et les fondateurs de religions, l’éloge du silence a des racines bien plus profondes qu’on ne l’imagine. Il faut pour cela que la présence des hommes vous ait exaspéré, que la complexité des problèmes vous ait dégoûté au point que vous ne vous intéressiez plus qu’au silence et à ses cris » (Cioran). Assoiffé de solitude, retranché dans sa mansarde, par la lecture il voyageait, par l’écriture il se défoulait. Sa matière expressive se forgea dans les flammes de l’ennui et de l’insomnie « qui vous met en dehors des vivants, en dehors de l’humanité » (Cioran). Une fois sa renommée établie, l’anachorète parisien refusa les prix et les honneurs, esquiva les mondanités.
Ses humeurs saturniennes qu’il flanquait sur le papier tranchaient avec son commerce, de type exubérant et badin. Ceci dit, à la radicalité nietzschéenne et au pessimisme schopenhauerien de ses écrits se mêlaient tellement de dérision, d’ironie, d’inventivité qu’ils avaient le pouvoir de requinquer le plus désespéré de ses lecteurs : « Désunis, nous courrons à la catastrophe. Unis, nous y parviendrons » (Cioran). Ses crachats de cristal alliaient la pureté des sentences de Chamfort et le pragmatisme des penseurs antiques. À la différence de moult philosophes s’enlisant et se dévitalisant dans des systèmes théoriques, jargonneux et indigestes, Cioran dansait comme un elfe sur le fumier de ses contradictions, effeuillait ses fêlures, consignait ses impuissances, débitait dans un charivari débraillé de liesse et de lypémanie ses apories : « Personne n’a été autant que moi persuadé de la futilité de tout, personne non plus n’aura pris au tragique un si grand nombre de choses futiles » (Cioran).
Comme Nietzsche, il fixait ses épigrammes à coups de marteau, pulvérisant les illusions les plus résistantes. Penseur épileptique, il se prévalait de n’être que le « secrétaire de ses sensations ». À la fois sceptique et péremptoire, il creusait comme un chien enragé la tourbe de la condition humaine, remettait en cause les vérités les plus enracinées, déflorait les certitudes souveraines de ses contemporains, corroborant ainsi l’axiome artaudien selon lequel « la vie est de brûler des questions ». Il se confrontait sans désemparer aux limites et aux insuffisances de l’entendement et du langage. Son sens de la négation l’inclinait vers le nihilisme, son aspiration au détachement vers le bouddhisme, son penchant pour la sentence vers le moralisme, son assuétude au doute vers le pyrrhonisme, son allergie aux convenances vers le cynisme. L’ami de Beckett, Ionesco, Michaux, Jaccard était un être complexe, singulier, humain, excessivement humain.
Calomniant l’univers et se moquant de lui-même, Cioran se soignait par la graphothérapie. Spécialiste de l’électrochoc aphoristique, titan de l’anathème, il se défaussait de son fiel par la saillie et la boutade : « L’écriture cioranienne est morcelée, hachée, atomisée, elle trahit une forme de souffrance […] L’aphorisme affirme, frappe, en faisant l’économie de la démonstration, de l’exégèse, avec un désir inconscient de déconstruction de la pensée, dans un élan de liberté » (Alain Lesimple). Par l’écriture, Cioran exorcisait son désespoir, supportait sa présence au monde, se construisait une ossature de signifiants. Portée par une fluidité et une subtilité rhétoriques, la parole salutaire du mariole atrabilaire se démarquait du lot. Son cri détonnait dans la ouate : « Depuis deux mille ans, Jésus se venge sur nous de n’être pas mort sur un canapé » (Cioran). Le flamboyant roumain sua sang et encre pour caser sa sauvagerie dans le corset de la langue française dont il devint un des ambassadeurs les plus élégants et percutants : « Tout ce que j’écris se ramène à cela, à des larmes agressives. Un troglodyte et un esthète » (Cioran).
Malgré quelques redites et embardées théorétiques absconses – Cioran avait une si belle tignasse, quelle hérésie de couper son cheveu en quatre – cette anthologie analytique s’appuyant sur de nombreuses citations cioraniennes et se référant à une pléiade d’écrivains (Simmel, Spengler, Kafka, Pascal, Blanchot, Kierkegaard, Unamuno…) se distingue par sa densité et son sérieux.
Cyrille Godefroy